Où l'alcool et la rumeur se mêlent...

Depuis que l’hiver n’avait plus quitté les terres de Lanriel, la taverne du Chant de la Sirène faisait salle comble chaque soir. C’était l’occasion pour certains de se plaindre du temps exécrable, du commerce qui s’effondrait et des récoltes qui seraient nulles pour cette année tandis que d’autres y recherchaient la chaleur du foyer et des amis avec lesquels on se réunissait. Mais l’ambiance était souvent à la morosité et surtout à la fébrilité. On en avait assez de ce temps, des attaques incessantes des monstres sur les remparts, des maladies et de la famine annoncée, de cette déesse capricieuse et puis aussi de se voisin qui n’arrêtait pas de crier le soir venu, ou de celui qui empiète sur votre terrain, qui essaye de séduire votre femme ou de vous ravir votre fille… Sans compter ces nouveaux venus, sortis d’on ne sait où et qui se font appeler « Héritiers ». Mais héritiers de quoi, d’abord ?

Bref, cette nouvelle soirée à la taverne s’annonçait exactement comme les autres. Assis autour d’une chope de bière ou d’un alcool plus fort, on ferait le tour des rumeurs, des petits scandales de la Cour, des voisins et des ennemis… Une soirée banale, en somme…

La taverne ne désemplissait pas cette nuit-là. Pourtant, Le chant de la sirène ne s'élevait plus depuis des jours. Pas une minute ne passait sans que le grincement de la porte ne résonne. Les clients étaient rompus à cette atmosphère pesante, les cris de joies avaient laissé place aux messes basses inquiètes. On se réunissait pour se tenir chaud, pour oser une partie de dés et puis parfois pour un éclat de rire. Ce n'était plus aussi simple. Una ne pouvait blâmer ces habitants et leur inquiétude mais ses bras serrés autour d'elle, elle regrettait l'ambiance du bordel et ses faux-semblants. La détresse n'en franchissait jamais le seuil.

Avec un petit soupir, elle rejeta la mèche qui tombait devant ses yeux et reporta son attention sur son travail. Attablée à l'écart de la foule, elle s'évertuait à tracer une carte pour un de ses clients habituels. Non originaire du coin, il connaissait son passé et elle ses travers. L'entente était établie depuis des siècles. A leurs côtés, se trouvaient deux autres marins chevronnés. Leur chef, capitaine de son état, était le genre de type qui maniait son équipage d'une main de fer. Son nom faisait trembler nombres de matelots et son nombre d'ennemis ne tarissait pas. La chose était prévisible. La mutinerie qu'il venait d'essuyer beaucoup moins. Sa jambe blessée suintait d'un mélange de pus et de sang sombre. Le pansement le recouvrant était des plus basiques et la perte du membre semblait inévitable. Un mince filet de sueur perlait sur le front du blessé et ses multiples accès de fièvre le faisait parfois délirer. Le travail d'Una se compliquait d'autant plus.

Portant une main à sa hanche toujours douloureuse, bien qu'en voie de guérison, elle se pinça les lèvres suite à la nouvelle indication qu'on lui fournissait. Il craignait pour sa vie mais Una ne pouvait s'empêcher de trouver sa dernière entreprise périlleuse. Sur cette carte, se notait petit à petit le chemin conduisant à sa fortune cumulée par delà les années. Discrètement, elle observa une énième fois les acolytes qu'il trimballait avec lui. Encore une fois, elle se demanda si leur loyauté était acquise. En soi, cela n'était pas son problème mais au fil des échanges, était née une certaine tendresse pour le corsaire. Elle griffonna une dernière ligne et reposa sa craie, les sourcils froncés.

Cette carte n'était pas une bonne idée, ce rendez-vous dans un lieu si fréquenté non plus. Elle se laissa choir contre le dossier de sa chaise quand elle capta le regard d'un des hommes de main. Elle se redressa subitement et se releva avec toute la grâce dont elle était capable en cas de précipitation. Debout, son cœur martela sa poitrine et un sourire lui échappa. Cette prise de conscience ne pouvait feindre le naturel. Contournant un des marins, qui se précipitait pour ranger le vélin, elle glissa doucement vers le loup de mer qui tournait doucement de l'œil. Prenant place sur la banquette, elle se colla à son corps brûlant et le couvrit de multiples attentions. Après tout s'il était davantage venu pour ses cartes que pour ses services de peu de vertu, il n'en restait pas moins qu'ils devaient feindre cette illusion pour justifier cette soirée passée ensemble.

Son état étant critique, elle revêtit le rôle d'infirmière et tâcha de passer un linge humide sur ses traits crispés aussi souvent qu'il lui en laissa la possibilité. Quand enfin sa tête dodelina pour l'accueillir dans un sommeil bienvenu, elle caressa la joue blanchâtre de l'index et le délaissa pour s'informer du déroulement du reste de la nuit. Les deux comparses semblèrent désemparés et déglutirent péniblement que l'ordre était simple: attendre. Renfrognée, Una pesta contre sa déveine et se leva. Un des types l'emboîta aussitôt, se calquant sur son ombre. Des hommes se ratatinèrent sur le passage de son « garde du corps ». Il semblait prendre un malin plaisir à faire comprendre qu'Una n'était pas libre de se vendre actuellement.

Faisant fi de cette déconvenue, elle déambula dans la salle et s'approcha d'une table où la conversation semblait animée. A son approche, la plupart baissèrent d'un ton. Puis, voyant qu'elle ne semblait pas découragée pour autant, ils finirent pas ne plus s'en inquiéter. L'épaule appuyée contre une poutre, elle laissa sa tête se reposer contre le bois alors qu'elle fixait les visages du groupe. Leur stock de malheurs paraissait tari depuis une heure ou deux et chacun y allait maintenant de sa petite anecdote. Elle se surprit à rire d'une ou deux frasques avant de porter son regard sur le nouvel arrivant. Le courant d'air l'atteignit à peine dans cette foule.

« T'as pas intérêt à être en retard demain matin. » Souriant, je fis une petite moue moqueuse à l'intention de mon Dragon. Ce dernier, assit sur ses quatre pattes, me regardait en fronçant les sourcils. « Sinon quoi ? Tu me dévorerais ? » En disant ça, je lui tapotai le museau amicalement. « Non, ça c'est trop classique. Tu verras bien. » Oh, et je ne doutais pas qu'Héng trouverait tout un tas d'autres moyens de me faire payer un éventuel retard. Mais je comptais arriver bien à l'heure demain, même plus tôt si j'y arrivais. Ma mission ici, pour le compte de mon Ordre, étant terminée, je pouvais enfin m'envoler en direction de Mhian Dhiaga ! Demain matin, au moment où le soleil pointerait son nez à l'horizon, je m'envolerais sur le dos de mon compagnon. J'attendais ce moment depuis si longtemps ! L'énorme tête de Héng me surplombait, si bien que je dus reculer un peu pour pouvoir le fixer dans les yeux. « Ne t'inquiète pas. » Enfin satisfait, Héng laissa s'échapper une petite colonne de fumée de ses narines, l'accompagnant d'un grognement amical. « Je dois y aller. Sinon les gardes ne me laisseront pas rentrer. » Tapotant une dernière fois les écailles de son museau, je m'éloignai en direction du petit bosquet où j'avais laissé un cheval emprunté à la cité. Il n'aurait pas supporté la proximité d'un Dragon. Jetant un dernier coup d'oeil à Héng, je restai, comme chaque fois, admiratif devant sa taille et sa beauté. Il était si ... majestueux.

Quelques minutes plus tard, j'arrivai au bosquet. Pona, la jument grise qu'on m'avait prêtée, attendait tranquillement, broutant ci et là quelques touffes d'herbe. Lui flattant l'encolure, je finis par monter, avant de me diriger au galop vers la capitale de Lanriel. Le soleil commençait déjà à se coucher à l'horizon, et si je tardais trop, les gardes ne me laisseraient pas pénétrer dans l'enceinte. Et bien que dormir avec Héng, à l'extérieur, m'aurait fait grand plaisir, toutes mes affaires se trouvaient à la Fleur de Lys, l'auberge dans laquelle j'étais hébergé. En arrivant vers les grandes portes, les gardes me reconnurent, et me laissèrent passer sans soucis. L'écurie m'ayant prêté Pona se trouvant tout près, je la laissai au bons soins de ses maîtres, avant de me mettre en route vers ma chambre.

Les rues de Cathairfál, qui pendant la journée étaient si peuplées et bruyantes, commençaient à se vider, si bien que beaucoup de ruelles se trouvaient déjà désertes. Par contre, en passant du côté de Dinas Uchel, je fus attiré par la taverne du Chant de la Sirène. Je connaissais sa réputation, aussi n'hésitai-je pas à y pénétrer. Je n'avais rien de prévu ce soir, alors pourquoi ne pas prendre un peu de bon temps avant une nuit de sommeil ? A mon arrivée, un courant d'air pénétra dans le hall principal de la taverne, et les badauds les plus proches se tournèrent pour voir de qui il s'agissait. Habillé d'un pantalon noir et d'une tunique grise, je portais encore une cape sombre, qui refermée pour me protéger du froid, cachait également l'épée qui pendant à mon côtés. La capuche n'étant pas relevée, tout le monde put voir mes traits, mais à mon avis, personne ne savait qui j'étais. A moins que quelques soldats soient mêlés, en tenue civile, parmi tous ces gens. Refermant la porte derrière moi, je fis quelques pas, et les conversations reprirent comme si je n'étais jamais venu.

Soudain, en sondant la populace ci-présente, je reconnu une tête familière. Il s'agissait de la dessinatrice m'ayant aidé lors d'une précédente mission, me donnant de précieuses indications quant à la localisation d'une personne que j'avais dû trouver. Je me souvenais parfaitement de son visage, maintenant qu'elle se trouvait là, à quelques mètres de moi. Autant en profiter pour reprendre des nouvelles. Je me souvenais parfaitement de ses réticences à m'aider, pendant sûrement que je cherchais à tuer les bandits de ma dernière mission. Mais après quelques pourparlers, et de sérieuses menaces, je les avais convaincu de ne plus jamais s'approcher des terres protégées par les Dragonniers. Une fois près d'Una, je baissai la tête en signe de salutation, avant de continuer : « Mademoiselle Syrion. Au plaisir de vous ... te rencontrer ici. »

Elle mit quelques secondes à reconnaître le dragonnier dans les traits du nouvel arrivant. S'il ne s'était pas écoulé des mois depuis leur première rencontre, il n'en restait pas moins que l'esprit d'Una avait pris un malin plaisir à embrumer certains détails. Étrangement, Eloïn lui sembla plus impressionnant que la dernière fois, peut-être l'atmosphère austère jouait-elle sur cette perception ou n'était-ce là que le résultat de sa rencontre avec Hèng. Après tout, le dragon s'était montré impressionnant, il fallait forcément un dragonnier à la force équivalente pour dompter pareille créature. Toute dans sa réflexion, elle sursauta presque à la main calleuse qui se posa lourdement sur son épaule. Ses prunelles dévisagèrent son « garde » avec perplexité tandis que ce dernier gratifiait Eloin d'un regard méfiant. Tout en essayant de se dégager l'épaule de manière discrète, Una répondit au salut du dragonnier avec un sourire encourageant.

«  Una. Una suffit. »

Le mademoiselle lui paraissait inconvenant. Son statut à Cathairfàl n'allait pas de paire avec le titre. Non pas qu'elle voyait cela comme un affront mais la culpabilité la rongeait presque. Son défunt mari avait fait d'elle une dame et l'ignorer revenait à renier leur passé en quelque sorte. La prise sur sur son bras se raffermit et elle se pinça les lèvres d'agacement. Son travail n'était pas achevé tant qu'on ne la congédiait pas mais cela ne la reléguait pas au rang de captive. Elle ôta les doigts moites de sa peau et cogna sans douceur l'estomac de son emmerdeur personnel. Le souffle qu'il relâcha subitement lui vola un sourire conquis. Il ne souffrirait d'aucune séquelle vu sa force mais peut-être arrêterait-il de la coller ainsi. Tout en s'éloignant d'un pas du mastodonte, elle se rapprocha de sa connaissance et tendit l'oreille à la discussion en cours à la table d'à côté.

Les rires s'étaient amenuisés et les soucis de chacun semblaient être revenus au goût du jour. Certains s'inquiétaient de leurs récoltes, d'autres des malheurs prochains qu'Eydis pourraient faire planer sur leurs crânes et dans cet ensemble plaintif ne planait qu'une terreur sourde. Aucune note d'espoir ne semblait poindre. A croire que rien ne pourrait balayer la colère de la déesse... Peut-être était-ce vrai. La punition était sévère. Un acte de louange ne suffirait sans doute pas à contenter une divinité.

]«  L'hiver est aussi rude à Mhian Dhiaga qu'ailleurs ? »

La question fusa, légèrement impromptue bien que les mots furent suffisamment réfléchis pour que la jeune femme n'écorche pas sa phrase. Elle imaginait mal les dragons dans un paysage de neige et de verglas. Ces créatures n'étaient pas faites pour les pentes verglacés et encore moins à la dépendance d'autrui. Or dans la situation actuelle, les dragonniers devaient probablement se montrer des plus vigilants auprès de leurs compagnons, quitte à les chouchouter à outrance. L'image de Hèng grelottant dans un coin la frappa soudainement. Elle espérait faire erreur. Des créatures de feu n'étaient peut-être pas si sensibles à l'hiver qu'elle le supposait. L'altitude rendait les climats plus rudes mais le dragon lui avait paru en pleine forme lors de sa découverte. Elle repoussa en arrière les mèches humide de sueur qui barrait son front. Étouffait-on dans cette taverne ou la fièvre la gagnait-elle encore ?

Elle porta une main hésitante sur sa hanche. Sous le tissu, elle sentit la présence rassurante de la bande de coton. La plaie ne l'accablait plus à chaque contact dorénavant. Les soins apportés à la blessure se révélaient efficaces. Il valait mieux. Cette année se profilait néfaste.

Tandis qu'elle me dévisageait, sûrement ne me reconnaissant pas immédiatement, elle sursauta légèrement quand une main se posa sur son épaule. Le geste n'était nullement amical, ou du moins, très peu délicat. Instinctivement, mon poids droit s'approcha de mon épée, sans toutefois me faire remarquer. Tournant la tête, Una dévisagea le badaud, tandis que ce dernier, ayant sûrement capté nos retrouvailles, me lança un regard empli de méfiance. Soutenant son regard, j'entendis Una prononcer de son accent si particulier : « Una. Una suffit. » J'avais sûrement dû la mettre mal à l'aise avec le mademoiselle. Mais je ne la connaissais pas beaucoup, ignorant donc comment l'appeler ! Son visage se crispa toutefois quand l'inconnu lui serra le bras. Non mais bon, il voulait que je m'en mêle ou quoi ? Il ne voyait pas qu'elle n'appréciait pas ça ? M'avançant d'un pas, je m'arrêtai quand Una riposta, envoyant son poing contre le ventre de l'importun. Ce dernier fut surprit par l'attaque, et en eut le souffle coupé. Profitant de l'ouverture pour s'éloigner un peu de l'inconnu, Una se rapprocha de moi. « L'hiver est aussi rude à Mhian Dhiaga qu'ailleurs ? » Oh que oui ! S'ils trouvaient que le climat des environs était particulièrement dur, alors il ne fallait pas aller du côté de Mhian Dhiaga. La température en altitude était plus froide qu'ici, et les gelées n'étaient pas rares, tout comme les longues chutes de neige. Heureusement, nous avions développé, au fil des générations, d'excellentes méthodes de survie. Les Dragons de toute façon survivaient naturellement, leurs corps étant chauffé de l'intérieur. Pendant la journée, les hommes tentaient de trouver du bois, et s'occupaient des animaux, rentrant aux premières neiges. De toute façon, le plus gros du travail était fait hors de la période hivernale : cueillette, récolte dans les champs, séchage de viande d'animaux domestiques, réserves de bois, importation auprès des autres villes et villages. Et normalement, tout était près à l'arrivée de l'hiver. « Le temps y est plus rude oui. Mais nous sommes bien préparés. »

Ce ne fut que quand Una remit une mèche de ses cheveux en place que je fis attention à la température ambiante. Si dehors il faisait frais, l'air ici était chaud, presque étouffant. Pas étonnant, avec autant de personnes réunies en un même endroit ! De plus, aucune fenêtre ouverte ne permettait d'aérer les lieux. De ma main droite, j'ouvris ma cape, soupirant d'aise quand je sentis un léger air me passer sur le torse. Lorsqu'un homme, d'un physique imposant, me bouscula, je m'apprêtais à réagir. Mais ses yeux et sa démarche ne laissaient aucun doute : il avait bu plus que de raison, et lui chercher querelle ne me mènerait nulle part. Le laissant passer, je me concentrai de nouveau sur Una. M'approchant encore un peu, je fis un signe de la tête en direction du bar, à quelques mètres à peine de nous : « Tu bois quelque chose ? »

( désolé, réponse médiocre =/ )

« … même nos prières ne sont pas écoutées.
- Les offrandes ne sont pas mieux accueillies, si tu veux qu’j’te dise.
- C’est parce que vous ne vous adressez pas à la bonne oreille. »

La petite tablée lève soudain la tête, surprise par cette intervention. L’homme qui se tient là, inconnu de ces buveurs quotidiens, est incontestablement étranger. Sa couleur de peau, brune, témoigne de sa naissance dans les lointaines contrées orientales. Son allure le ferait presque passer pour l’un de ces charlatans qui déambule en chariot avec des remèdes miracles ou des objets incroyables s’il ne transpirait pas cette aura de magie que l’on ressent chez certains. Un devin, sans aucun doute.

« Qu’est-ce que tu racontes, étranger ?
- Je dis que vous vous trompez. Votre déesse ne s’intéresse plus à vous, elle se fiche de tout ce que vous lui murmurez ou des mets que vous déposez devant son hôtel. Si vous ne vous étiez pas laisser berner dès le départ, le printemps serait là depuis longtemps…
- Mais qu’est-ce qu’y dit ? T’y comprends queq’chose, toi ?
- C’est rapport aux Héritiers, non ? »

L’étranger sourit de toutes ses dents blanches et s’octroie un tabouret tout juste libéré pour s’attabler avec ses nouveaux auditeurs.

« Ah, les Héritiers… »

Una acquiesça silencieusement. Après tout, les dragonniers n'étaient pas réputés pour leur nonchalance. Elle ne doutait pas de leurs aptitudes à la survie. Toutefois, elle s'imaginait mal vivre là-haut en leur compagnie à affronter la fureur de la déesse. Son pied n'était pas très stable sur la neige et si elle pouvait se targuer de faire face sans encombre à une tempête en mer, il en était tout autre une fois sur terre. Eydis se voulait capricieuse mais au moins avait-elle épargné l'océan, seul élément qui semblait ne pas subir de profonds changements. La jeune femme craignait de voir apparaître un jour une étendue de glace à la place de ses précieux remous, cela signifierait sa condamnation aux contrées de Lanriel et à ses mœurs. L'idée fit courir un frisson sur sa peau. Ici, elle n'était qu'une étrangère et bien qu'elle aimait croire être le loup perdu dans la bergerie, elle savait que des prédateurs féroces rôdaient dans le lot.

Son regard dériva vers son « garde » à cette pensée. Il s'était attablé à la table qu'elle avait délaissé. Ses sourcils froncés trahissaient sa contrariété. Un élan de compassion lui tordit les entrailles et elle chassa ce sentiment d'un battement de cils. Il avait beau faire son boulot, elle supportait mal l'idée d'être suivie dans chacun de ses déplacements. Sans compter qu'Eloïn n'avait rien du forban. Peut-être même était-il le seul homme de bien du lieu. La dessinatrice se rapprocha de lui pour lui adresser un sourire de sympathie. Avec un mouvement de tête vers le capitaine endormi, elle expliqua au dragonnier que sa chope l'attendait là-bas et que le déroulement de sa soirée ne dépendait pas d'elle. En somme, elle ferait mieux d'accepter de mourir de soif plutôt que céder à une invitation innocente ou même songer à payer elle-même sa consommation. Aussi gracieusement que possible dans un espace si confiné, elle disparut d'ailleurs pendant quelques secondes avant de réapparaitre, son précieux verre dans une main.

Au moins pouvait-elle maintenant accompagner Eloin, ce qu'elle s'apprêtait à faire avant qu'on ne retienne son épaule. Elle leva les yeux et confronta de nouveau le corsaire, revenu à la charge contre tout attente. Pourtant, il ne la dévisageait pas elle mais l'inconnu qui venait de s'imposer dans la discussion voisine. Instinctivement, Una recula d'un pas et le pirate se porta au devant d'elle comme pour la protéger. C'était une peur irraisonnée et totalement instinctive. L'inconnu n'avait rien de menaçant mais sa présence l'avait frappé. Parfois, il lui semblait que son don la rendait plus sensible à son environnement comme si elle pouvait sentir les moindres vibrations de l'air et les modeler à sa guise. A cet instant, cette sensation s'était faite oppressante. Elle inspira profondément et tendit l'oreille, les yeux obstinément rivés au sol.

De qui parlait-on ? De quels héritiers étaient-il question ? La royauté était-elle en cause ? Leur salut dépendait-il d'eux ? Son rythme cardiaque s'accéléra. Le silence qui négociait l'étranger la paralysait. Il tenait son auditoire en haleine et sans savoir précisément ce qui lui échappait, Una pressentait qu'il s'agissait là d'un sujet capital. Elle jeta un coup d'œil désemparé à Eloïn. Peut-être comprenait-il davantage qu'elle ? Le rire goguenard du marin la tira de sa torpeur.

« Les Héritiers de l'hérésie, oui. Et si c'était leur retour qui mettait tant Eydis en colère ? »

Un nouveau pas vif l'éloigna du centre de la scène. A vrai dire, elle ne connaissait que mal ce flibustier-là et sa soudaine prise de parole la déconcertait. A quoi jouait-on ici ? Elle l'ignorait mais elle était persuadée qu'il valait mieux ne pas s'en mêler. Pourtant la curiosité la démangeait et tout en se faufilant auprès du dragonnier, elle murmura timidement:

«  Qui sont les héritiers ? »

La question n'était qu'à la seule intention d'Eloïn mais aux regards qui se portèrent instantanément sur elle, elle comprit son manque de discrétion et se morigéna intérieurement. Plus que la chaleur, la tension environnante l'étouffait. Le malaise était palpable. Eydis savourait-elle le spectacle de son piédestal ?

Tandis qu'elle m'adressa un sourire sympathique, Una me fit comprendre qu'elle ne pouvait pas vraiment accepter mon invitation. Tant pis, j'aurais au moins essayé ! Il ne me restait plus qu'à satisfaire ma soif tout seul. C'était étrange hein ? Au milieu de tant de personnes, j'aurais aisément pu trouver quelqu'un avec qui discuter un coup. Mais les questions posées me mettraient mal à l'aise. Avouer que j'étais un Dragonnier, ici, dans une taverne du "bas-peuple", ce n'était pas tout à fait à mon avantage. Les gens avaient peur des chevaucheurs de Dragons. Et ça pouvait se comprendre. A leur place, j'aurais également peur d'un peuple si fort et fier que le mien. Me rendant soudain compte qu'Una n'était plus là, je soupirai en la voyant réapparaître quelques instants plus tard, son propre à verre à la main. Ainsi, elle refusait que je lui offre un rafraîchissement ? Pf, cet honneur féminin, allez comprendre. Mais je ne résistai pas à l'envie de lui sourire, et m’exécutai ...

Alors qu'Una s’apprêtait à me suivre jusqu'au comptoir, le même type qu'avant la retint par l'épaule. Il commençait sérieusement à m'énerver là. Ne voyait-il pas que la demoiselle qu'il touchait n'en avait aucune envie ? M'apprêtait à intervenir, je stoppai mon élan quand je vis que l'inconnu ne faisait aucune attention à nous. En faisant bien attention en fait, la plupart des conversations avaient baissées de volume, ou carrément cessées. Que se passait-il ? L'inconnu fixait une table pleine, où un homme était différent des autres. Son apparence ne laissait aucun doute : il n'était pas de la région. En fait, sa couleur de peau se rapprochait un peu de la mienne, il devait venir d'une quelconque contrée orientale. Il ressemblait à un pirate en fait, ou à ceux qui veulent se faire passer pour un de ces marins. En le fixant, je compris soudain d'où me venait cette étrange impression : cet homme possédait un quelconque pouvoir magique, je pouvais le sentir. Oh, pas très fort, je n'étais pas spécialiste en magie, mais celle contenue en moi, par l'intermédiaire de Héng, me faisait sentir que l'étranger était plus qu'un simple homme.

« Je dis que vous vous trompez. Votre déesse ne s’intéresse plus à vous, elle se fiche de tout ce que vous lui murmurez ou des mets que vous déposez devant son hôtel. Si vous ne vous étiez pas laisser berner dès le départ, le printemps serait là depuis longtemps ... » Presque en même temps, plusieurs réponses fusèrent en même temps, jusqu'à qu'un mot en particulier revienne plusieurs fois. Les Héritiers. Et merde. Je n'en savais pas beaucoup, mais en tant que membre important de Mhian Dhiaga, j'avais été mis au courant de leur éventuellement apparition au sein de Lanriel. Ou réapparition plutôt. « Qui sont les héritiers ? » Non Una, non ! Tais-toi ! Il ne fallait pas tant attirer l'attention sur nous, surtout à ce propos-là. Car si à la base elle s'adressait à moi, plusieurs entendirent sa question, et je sentis les regards se fixer sur nous. Aie aie aie. Lui répondrais-je ? Ou du moins, en toute franchise ? Tout dépendait de l'assistance en fait, et je ne voulais pas froisser une ou l'autre personne, surtout ici. Et vu que j'étais plus ou moins en train d'accompagner Una, je me sentais tout aussi visé par les regards perçants. « Aucune idée. » Regardant bien Una dans les yeux, je réussi à capter son regard. J'espérais qu'elle lirait dans mes pupilles que je lui en dirais un peu plus, mais plus tard, et surtout, en privé. En fait, je n'en savais pas tant non plus. Un groupe d'adorateurs d'un ancien dieu, un truc du genre. Mais vu qu'on en était là, autant tenter d'en apprendre un peu plus. Regardant l'étranger à l'étrange accoutrement, je m'adressai à lui, de manière courtoise, mais d'un ton ferme, histoire de pas me faire marcher sur les pieds. « Mais peut-être en apprendrons-nous plus ce soir ? »

La pique du pirate n’entacha aucunement l’apparente bonne humeur de l’Héritier, dont le sourire narquois ne fit que s’élargir. Le bon sens le retint toutefois de répondre directement à celui qui venait d’insulter son culte. Car son auditoire était majoritairement composé d’ignorants, comme le confirmait la question d’une femme debout non loin de la table. Son compagnon n’avait pas l’air d’en savoir plus et il lui fournit le parfait alibi pour commencer ce pour quoi il était là ce soir…

« Tout à fait, jeune homme. Et cela va totalement changer votre vision de cette chère Eydis…
- Comment ça ? »

L’un des hommes attablés regarda le nouveau venu avec un froncement de sourcils suspicieux. Il n’aimait déjà pas ce qu’il entendait, fervent croyant et pratiquant. La tâche allait être ardue pour ce devin des contrées lointaines, mais toute vérité était difficile à énoncer et à entendre.

« Il n’y a pas si longtemps, Eydis avait un frère. Croyez-vous vraiment qu’elle ait pu construire ce monde à elle-seule ? En tous cas, Mynkor, car c’est son nom, a fini par être rayé de toutes les chroniques de Lanriel, de toutes les mémoires pour satisfaire l’ego de sa sœur ingrate. Mérite-t-elle votre dévotion et votre amour quand elle n’est même pas capable d’accepter celui de son frère ? Quand elle le condamne à l’oubli et à la damnation ? Réfléchissez-y, mes amis. »

Le regard que lui lança Eloïn la figea instantanément. Oh, elle avait bien conscience qu'elle venait de faire preuve de maladresse mais la réaction du dragonnier la laissait indécise. Ses sourcils se froncèrent très légèrement. Ses prunelles démentaient ses paroles et cette révélation ne la satisfaisait pas. Ce sujet des héritiers suscitait trop d'émotions. Il lui semblait que chacun se tenait maintenant sur le qui-vive, à l'affût du moindre mot sur lequel se jeter. Venait-elle de jouer le déclencheur d'une de ces confrontations tant attendues ? Elle reporta son attention sur le devin et pinça ses lèvres pour retenir les questions qui les lui brûlaient. Celui-là n'était pas avare de paroles et en cela s'attira un peu de sympathie d'Una. Non pas qu'elle reprochait à Eloïn sa réserve mais elle rechignait à admettre son ignorance sur un sujet comme celui-ci. Certes, la théologie ne faisait pas partie de son domaine préféré mais au moins pouvait-elle se targuer de connaître le culte d'Eydis. Du moins, le pouvait-elle avant.

Mynkor. Elle formula silencieusement le mot pour en apprécier la teneur. Si Eydis se paraît d'une certaine douceur, Mynkor sonnait autrement plus sec. Ce n'était pas désagréable à prononcer pourtant mais la dureté apparente fut bientôt brisée par le récit énoncé. Abasourdie, elle jeta un œil à l'assemblée pour vérifier qu'elle ne se fourvoyait pas mais non. Ce devin venait bien d'inciter une foule d'hommes à la compassion... pour un homme spolié de sa fortune par une femme. N'était-ce pas absurde ? Una n'avait beau ne pas connaître avec exactitude la manière de penser du peuple de Lanriel, elle connaissait suffisamment d'hommes pour savoir qu'affirmer la suprématie d'une femme sur un homme n'entrainait que deux conséquences. La première réduisait la victime au statut d'eunuque. Le sexe faible ne pouvait dominer hormis si l'homme n'était qu'un moins que rien. La seconde conduisait au déni d'une telle vérité. La colère enflait dès lors et bien souvent, la sorcellerie était avancée. Une femme n'acquérait jamais le pouvoir sans le soutien d'une quelconque force obscure après tout...

Si Una supposait que l'homme souhaitait faire pencher la balance vers la seconde possibilité, elle ne pouvait se défaire de l'idée que la première option remporterait le plus grand suffrage dans ses contrées pirates. Si une personne était incapable de conserver son dû, elle ne méritait aucune compassion. Seuls les faibles se laissaient détrousser. Au fond, cela n'entachait pas sa vision de la déesse. Au contraire, cela la rendait plus menaçante et nourrissait sa dévotion. Si Eydis pouvait renier ainsi son sang, que ferait-elle des humains, ses créatures, si celles-ci ne la respectaient plus ? L'hiver pourrait se montrer plus rude encore. Cela rendait-il Mynkor plus bienveillant aux yeux de ces fermiers ? Elle ne pouvait le déduire mais à ses yeux, il n'en devenait pas plus puissant. Tout en ressassant ses pensées, elle porta sa chope à ses lèvres. Elles trempèrent timidement dans le breuvage alors qu'elle tâchait de scruter les traits de chacun pour y déchiffrer le ressenti. La tâche s'avérait difficile. Elle s'attarda sur le faciès d'Eloïn mais n'en fut pas plus avancée. Les dragonniers savaient-il des choses que les singuliers lambdas ignoraient ?

Pour sa part, les dessinateurs ne parlaient pas de ce frère jumeau et de mémoire, il ne lui semblait pas avoir jamais vu ou entendu référence à pareille bagatelle au Pálás dearthóirí. Toutefois, il serait étrange qu'un seul mot contre Eydis y soit prononcé, le sérail ne se trouvait-il pas sur le lac de la déesse ? La caste des dessinateurs possédait sans doute une foi plus importante que la normale pour Eydis. Elle-même n'y était pas insensible bien qu'elle aurait volontiers échangé Eydis contre un dieu attitré de l'océan. Il lui semblait parfois que confier le monde a plusieurs entités s'avéraient plus sûrs que de n'opter que pour une seule option. Peut-être est-ce cette pensée qui la motiva quand elle ouvrit la bouche.

« - Et que devoir nous faire ? Oublier Eydis pour Mynkor ? »

Elle resserra sa prise sur la chope et la cala contre sa poitrine tout en vrillant le conteur d'un regard sarcastique. Peu lui importait sa réponse finalement tant qu'il vidait son sac et comblait l'auditoire de nouvelles informations. Il n'attendait que cela ? Très bien. Elle aussi.

« - On y va ! »

Les dents étrangement serrés, le pirate était revenu près d'elle et dardait des prunelles inquiètes au-delà du devin. Suivant son regard, elle comprit la teneur de son inquiétude. Son client s'était éveillé et sa mine laissait sous-entendre une colère grandissante. Tout deux se frayèrent un chemin auprès de lui. Elle passa son bras autour de ses épaules pour l'aider à se soutenir durant la marche à venir et ils quittèrent tous ensemble l'établissement à pas comptés. La blessure de son compagnon n'aidant pas l'avancée. Une fois le seuil franchi, il exhala un soupir et porta son attention sur Una.

«- Tu ne devrais pas prêter attention à ce genre de discours. Les adeptes de Mynkor sont revenus. Ils se montrent et vagissent inconsidérément contre l'injustice divine. Soit. Cela ne rend pas leur dieu plus brillant à mes yeux. Ils pensent que son statut de victime nous le rendra plus proche, que nos malheurs comme les siens ne sont dû qu'à Eydis. Espoir de faibles. »

Un rire le secoua et une brusque quinte de toux acheva son hilarité. Una le fit taire et lui fit reprendre la route dans un silence quasi-religieux, ruminant les paroles du quinquagénaire.